Monsieur le Président,
Madame et Messieurs les
Jurés,
Nous sommes en Normandie et il est très intéressant de
soutenir une thèse de philosophie anglaise en cette région. En
effet, la philosophie anglaise est le fruit d'un subtil
mélange de culture saxonne et latine. Or, ce mélange n'eût été
possible si Guillaume le Conquérant et les Normands n'avaient
apporté des milliers de mots français dans la langue
anglaise.
Certains pourraient certes dire que nous sommes ici à Rouen
et que la véritable ville de Guillaume le Conquérant fut la
ville de Caen mais il serait peu opportun de raviver les
rivalités régionales en ce jour. J'ai découvert la ville de
Rouen en 1995 après avoir réussi le concours de l'ESIGELEC
(Ecole Supérieure d'Ingénieurs en Génie Electrique). Outre son
excellent niveau, cette école avait alors pour avantage d'être
située à proximité immédiate de la Faculté de Lettres. Pour
moi que la philosophie intéressait beaucoup, notamment en
raison de mes excellents cours de Terminale, ce fut une
aubaine. J'ai donc commencé mes cours à l'Université en Deug,
la même année où je commençais à étudier à l'ESIGELEC.
Aujourd'hui, la philosophie m'aide au quotidien dans mon
métier d'ingénieur. Elle permet de structurer la pensée de
clarifier les mots et le langage. Le langage est essentiel
dans toute activité, même, et peut-être surtout, dans le
domaine de la technique. Car tout ce qui n'est écrit ne
saurait être mis en pratique de manière effective. Cela est
notamment vrai pour les systèmes d'information car,
contrairement à une opinion répandue, l'internet repose avant
tout sur la culture de l'écrit. Le philosophe et l'ingénieur
ont ceci de commun que tous deux créent et innovent ; certes,
chacun dans des domaines différents, l'un dans le domaine des
idées, l'autre dans la technique mais tous deux se rejoignent
dans l'innovation.
Cette complémentarité entre l'ingénierie et la philosophie
m'a conduit à poursuivre mes études de philosophie après
l'obtention de mon diplôme d'ingénieur et de ma licence. C'est
alors que survint ma rencontre avec John Stuart Mill à
Londres, en août 1998. J'achetai alors, presque par hasard, le
livre On Liberty. Ce fut une révélation. Quelques jours
plus tard, de retour en France, j'appelai M. Cléro pour lui
faire part de mon souhait de travailler sur Stuart Mill dans
le cadre de la maîtrise. M. Cléro accepta et c'est ainsi que
commencèrent mes recherches.
De Stuart Mill, on peut retenir plusieurs aspects. Il est
avant tout un philosophe dont la clarté des textes se conjugue
avec la complexité des sujets traités. Tour à tour logicien,
penseur politique, mais également acteur de la vie politique -
il fut même élu au Parlement britannique -, il n'hésitait pas
à défendre des idées inédites et à promouvoir une société
innovante. Personne ne saurait oublier son grand combat pour le droit des femmes.
Ce qui m'intrigua le plus lorsque je commençai à étudier
son oeuvre fut la dualité de sa pensée. Nous sommes en effet
en présence d'une pensée logique, scientifique, très bien
structurée qu'on retrouve dans l'ouvrage A System of
Logic (le Système de Logique).
Nous avons également une pensée politique, aussi bien
théorique que pratique. Je m'aperçus très vite que ces deux
aspects de sa pensée, le politique et le scientifique,
n'étaient pas dissociés, qu'il était même presque impossible
d'étudier l'un sans connaître l'autre. C'est la raison pour
laquelle, avec M. Cléro, mon directeur de thèse, j'ai souhaité
travailler sur le sujet suivant : logique et politique dans
l'oeuvre de John Stuart Mill.
Le socle de la pensée de Stuart Mill est l'utilitarisme de
Bentham. C'est grâce à son père, James Mill, qu'il découvrit
cette philosophie. Pour Bentham, l'humanité (mankind)
est gouvernée par deux Souverains Maîtres que sont le plaisir
(pleasure) et la peine (pain). Est utile
ce qui contribue à augmenter les plaisirs et à diminuer les
peines.
Le but du législateur, ou de la société en général, est
d'augmenter les plaisirs et de diminuer les peines et ce, pour
le plus grand nombre. Autrement dit, il s'agit de promouvoir
le plus grand bonheur pour le plus grand nombre. Le grand
avantage de la pensée utilitariste est qu'elle permet de bâtir
- au moins en théorie - un système moral et politique sans
recourir à des a priori, religieux notamment.
Stuart Mill fut, dès son enfance, imprégné par cette
philosophie de l'utilité. Il la défendit avec force par la
suite, notamment dans son ouvrage On Utilitarianism.
Cependant, il serait faux que de croire que Stuart Mill défend
à la lettre l'utilitarisme de Bentham. En effet, Stuart Mill
opérera deux révolutions.
La première, la plus connue, est surnommée la crise de
1826 dans ses Mémoires ; elle concerne la découverte de
Coleridge et l'influence des Romantiques. Vers 1826, alors
qu'il a une vingtaine d'années, Stuart Mill découvre le
Romantisme et la poésie. C'est d'ailleurs dans ce contexte
qu'il rencontrera celle qui deviendra par la suite son
inspiratrice et son épouse et qui l'aidera à réaliser son
oeuvre. La découverte du romantisme, notamment dans l'oeuvre
de Coleridge, provoqueront un changement majeur dans sa pensée
et lui apporteront les éléments nécessaires pour polir
l'aspect peut-être un peu trop brut de l'utilitarisme qu'on
lui avait alors enseigné. La différence s'opère principalement
au niveau de sa conception de l'individu. L'individu
benthamien était polymorphe ; il se définissait comme une
entité gouvernée par le plaisir et la peine. Stuart Mill
conserve cette représentation mais la complète car, selon lui,
l'individu est aussi un être doté de personnalité et sujet à
la force de ses passions. Il s'inspirera pour cela des philosophes continentaux et allemands, notamment de
Fichte.
De là provient une autre conséquence : celle de
l'introduction de la notion de qualité. Désormais, on ne peut
pas dire que tous les plaisirs se valent. Il y a une échelle
dans les plaisirs ; ceux de l'intellect étant supérieurs aux
autres. Mais, surtout, la notion de qualité implique que
certains plaisirs peuvent être incommensurables et qu'on ne
peut donc se contenter d'une approche exclusivement
quantitative pour l'utilitarisme ; celle-ci doit aussi être
qualitative.
La deuxième révolution opérée par Stuart Mill est beaucoup
moins mentionnée par les commentateurs ; elle est pourtant
tout aussi importante puisqu'elle est la raison d'être du
Système de logique.
Cette deuxième révolution a commencé avec la lecture d'un
texte de Macaulay critiquant l'Essay on Government de
James Mill. Cet essai, rédigé par le père de Stuart Mill,
visait à appliquer l'utilitarisme aux institutions politiques.
Il fut vivement critiqué par Macaulay dans la mesure où James
Mill, pour parvenir à ses conclusions, avait recours à des
affirmations a priori. Chez Bentham aussi, on
retrouvait des affirmations a priori; comme par exemple
le fait que l'humanité soit gouvernée par deux Souverains
Maîtres, le plaisir et la peine. Mais chez James Mill, ces
affirmations a priori étaient plus fortes encore que
chez Bentham.
Stuart Mill découvrit ainsi que, même dans l'utilitarisme,
il pouvait y avoir des a priori et des dogmatismes.
Pour y échapper, il fallait repartir à zéro, quitte à remettre
en cause l'utilitarisme lui-même dans un premier temps pour
mieux le retrouver par la suite ; d'où l'idée de promouvoir
l'induction. C'est la raison pour laquelle Stuart Mill
cherchera à élaborer une logique de l'induction; ce qui est
l'objet même de son livre A System of Logic (le Système
de Logique).
La pensée logique de Stuart Mill n'est pas déductive. La
logique n'est pas donnée a priori. C'est un long
cheminement, un parcours. Le but de ma thèse est de démontrer
que ce parcours, même s'il apparaît de prime abord comme
exclusivement conçu pour les sciences, est également conçu à
des fins politiques.
Le cheminement de la logique m'a semblé être un cheminement
par paliers, ou par degrés. Cela lui confère un aspect
initiatique car dès lors qu'on chemine par degrés, on
s'inscrit dans une démarche initiatique. Ces trois degrés, ou
étapes, sont respectivement la maîtrise du langage, accompagné
de la perception, l'induction et, enfin, la formation des
lois. Ce cheminement est exposé principalement dans le domaine
des sciences car c'est avant tout pour valider les
raisonnements scientifiques que la logique est utilisée mais
il peut aussi s'appliquer à la politique. Dans ma thèse, j'ai
donc exposé ce cheminement sous trois angles différents : un
angle abstrait afin de décrire de la manière la plus claire
possible les trois étapes du cheminement, un angle
scientifique, et un angle politique. En ce qui concerne la
politique, les trois étapes sont similaires à celles des
sciences mais avec une légère différence au niveau de la
deuxième. En effet, l'induction est associée à l'utilité ;
l'utilité étant en fait le complément de l'induction en
politique. L'induction et l'utilité permettent de définir les
notions d'individu, d'individualité, et de liberté.
L'accent porté sur l'induction souligne aussi le fait que
la démarche est toujours inachevée et réfutable. Stuart Mill
propose un système évolutif qui évite tout dogmatisme et qui
s'inscrit en parfaite adéquation avec les principes de la
démocratie.
Les trois étapes du cheminement de la logique peuvent être
considérées comme le déploiement de l'induction, et de
l'utilité, qui est son quasi équivalent dans le domaine
sociopolitique. L'induction est indissociable du langage. Elle
ne s'apparente pas seulement au langage usuel, avec ses signes
et ses symboles, qui nous permettent de communiquer ; elle
s'apparente au langage vecteur de connaissances et
d'enseignement, autrement dit, à la Parole. L'induction est un
peu la quête de la Parole universelle qui permettrait de
comprendre, de décrire et de prédire tous les phénomènes.
Cette quête est permanente et restera inachevée car seul un
être omniscient serait en mesure de maîtriser la Parole et de
connaître tous les secrets de l'univers.
Aucun être humain n'étant omniscient, nul ne saurait
prétendre à la maîtrise de cette Parole. Nul ne peut
donc imposer sa volonté aux autres sous prétexte qu'il possède
la Vérité absolue. Cela exclut l'intervention du divin, et
même de la transcendance, en politique.
Cela m'amène à parler de la quatrième partie de ma thèse,
celle consacrée au déisme. De prime abord, cette partie
pourrait être considérée comme presque détachée du reste. En
réalité, ce n'est nullement le cas. Car le cheminement de la
logique et la démarche de Stuart Mill ont un but :
l'amélioration de l'humanité. Certes, chez Stuart Mill, il n'y
a aucun a priori dogmatique, encore moins théologique,
certes on ne peut pas parler de déisme en tant que tel.
Cependant, il faut une telle foi en l'être humain pour faire
progresser le monde selon les chemins de l'optimisme que
Stuart Mill évoque, dans Three Essays on Religion, la
nécessité d'une religion de l'Humanité. Il ne s'agirait pas
d'une religion structurée mais plutôt d'une foi inébranlable
dans le progrès. Cette religion de l'Humanité serait en
réalité l'Enthousiasme avec un grand E.
La philosophie de Stuart Mill repose aussi bien sur la
grande rigueur inspirée de l'utilitarisme benthamien et de la
logique que sur un inépuisable enthousiasme. Il unit la Raison
à l'enthousiasme ; plus précisément, grâce au socle de la
Raison, il permet à l'enthousiasme de s'épanouir. C'est
pourquoi Stuart Mill est si accessible. Il rend la philosophie
de l'utilité agréable à ceux qui pourraient craindre qu'elle
ne fût utilisée de manière autoritaire ou dogmatique. Il
recentre l'utilité sur sa véritable raison d'être qu'est
l'équilibre.
Je me suis souvent posé la question suivante : s'il fallait
résumer l'œuvre de Stuart Mill en deux mots, quels
seraient-ils ? A la réflexion, je pense qu'on pourrait choisir
: le centre et l'excentricité. Le centre est très présent dans
son oeuvre, explicitement ou implicitement. Dans On
Liberty notamment - dans le troisième chapitre par exemple
-, il évoque les différents centres de progression de la
société et lie ce concept à la liberté.
Mais par ailleurs, il défend aussi l'individualité et ses
manifestations les plus fortes que sont l'originalité et,
surtout, l'excentricité. Or, étymologiquement, est excentrique
ce qui est loin du centre, ce qui s'en éloigne. Centre et
excentricité : se rapprocher du centre mais chercher également
à le fuir ; je pense qu'implicitement Stuart Mill nous invite
à méditer sur ce paradoxe.
Vincent-Emmanuel Mathon
Rouen, le 16 mars
2006